Briser des cycles, les laisser se reconstruire par mégarde ou de son plein gré. À chaque fois, je me promets que c’est la dernière fois que je parle de ça. Alors, promis: ce coup-ci, c’est la dernière fois.

Un peu plus de quatorze heures et les larmes me montent déjà, rien qu’en longeant des rangées de bâtiments et de garages, puis en grimpant les marches jusqu’au pont qui relie Vendin et Pont-à-Vendin. Le point de transit. La jonction entre la première dizaine d’années de ma vie et la seconde. Entre là où j’habite et là où j’ai habité.

J’aime tellement Pont-à-Vendin. Aussi, j’espère du fond de mon cœur qu’elle m’aime en retour.

Elle et ses agents municipaux sans scrupule, qui n’ont rien d’autre à foutre de leur journée que me coller une prune de trente-cinq euros juste parce que mes roues ont osé frotter un asphalte réglementé par le calendrier. Sous un arbre, un peu à l’écart des autres bagnoles… la place était sympa, pourtant.

Ponctuée de métamorphoses qui mériteraient que l’on me prévienne, c’est un peu comme si je redécouvrais une de ses facettes, chaque fois que je trouve une bonne excuse pour y aller. Des monticules de gravier envahissent désormais les abords du canal où j’ai grandi – encore un projet de construction, trahissant l’espoir d’attirer de nouveaux habitants dans cette ville aux allures de bout du monde. Dans la même logique, je note aussi ses nouveaux panneaux stops qui poussent comme du chiendent, ici et là, au sein du misérable centre-ville.

Il est à peu près quinze heure lorsqu’une vieille sort de la pharmacie et qu’une camionnette blanche redémarre après avoir fini sa livraison.

Personne n’a pensé à se débarrasser de l’ancienne (et horrible) cimenterie? C’est le premier truc que je voyais quand on rentrait de vacances. Le premier truc que les enfants d’aujourd’hui continueront de voir, quand eux-mêmes rentreront de vacances.

Ah, oui. Si la cimenterie est toujours là, c’est sûrement parce qu’il n’y a aucun budget pour la démolir, pas vrai?


Peu importe. Il y a encore pas mal de choses à en dire pour parachever le tableau. Chaque fois que j’y passe, je dévisage ses abribus Tadao beaucoup trop modernes, qui contrastent tellement avec le décor que je les crois factices. Je suis persuadé que les gens attendent un hypothétique bus, rêvé, fantasmé, qui en réalité ne viendra jamais – et qui n’a jamais eu l’intention de venir.

Si on prend à gauche, on longe la Deûle en direction de la zone industrielle, dont les abords sentent l’eau de javel et le bitume. Une fois, à deux pas de la déchetterie, j’ai vu une voiture garée dans un no man’s land de poussière, en plein cagnard, avec un couple qui essayait de dormir à l’intérieur.

Arrive un rond-point complètement inutile, dont l’une des branches du triptyque conduit à la salle de sport, au grand stade de foot, et à la buvette. Lieu de mes premières angoisses. Là où je me suis essayé au judo (une catastrophe) avant de me rabattre sur les sports de raquette. Le même endroit où je voyais toutes ces filles en vélo, assises derrière des garçons plus forts, plus grands, et plus rapides que moi. Ces filles dont j’étais amoureux et qui n’ont, je crois, jamais vraiment fait gaffe à moi.

À droite, c’est la maison de mes grands-parents. Le lieu de rendez-vous de chaque dimanche, où on me raconte les mêmes histoires en boucle comme si le disque était rayé. On me ressert des anecdotes que je ne connais que trop bien, et devant lesquelles je ne sais même plus comment réagir pendant les repas de famille. Mais au final, je me rends compte que ça me va comme ça. Je suis comme eux, à radoter sans cesse sur ma ville et ses environs. À repasser par les mêmes endroits chaque été. À me raconter, moi aussi, les mêmes histoires en boucle.

Ma grand-mère et son fils gardent la maison ensemble, pendant que mon grand-père est parti en repérage de l’autre côté de la ville, près du columbarium. On commence à se demander s’il va bien: ça va faire deux ans qu’il est parti, sans vraiment donner de nouvelle. Dans la famille, certains s’inquiètent. Mais moi, je pense qu’il va bien.


J’aime tellement Pont-à-Vendin, tout comme Vendin, Carvin, Carnin, Meurchin, et toutes ses voisines qui riment pareil. Tout comme j’aime celles qui font tâche parce qu’elle ne riment pas. J’aime ces villes et leurs patchworks d’habitations en brique crades, copiées/collées avec fainéantise, où on s’ennuie pendant tout l’été, et au sein desquelles les parents s’abrutissent devant la télévision, font du repassage et votent extrême droite.

Il y a juste un hic. Je n’ai pas exactement donné rendez-vous à mes souvenirs, cette fois. Le vent s’est levé et le ciel se couvre, alors que j’arrive seulement à la moitié de ma promenade. Les champs de maïs qui avoisinent le city-stade ont été vidés avant mon passage. La ville est plongée dans une léthargie nouvelle, étrange, du genre qui ne m’est pas familière. Comme si elle s’était asséchée, et qu’elle n’avait plus rien à me raconter cette fois-ci. Et voilà que moi aussi, à cet instant, je me sens complètement tari de l’intérieur. Je ne saurais l’expliquer, mais je sens que c’est soudainement trop dangereux de rester ici.


Je rebrousse chemin parce qu’il va déjà être dix-huit heures. Rebelote. Redescendre par le centre. Retraverser les rues quasi-désertes. Contourner l’église Saint-Vaast. Et puis je remonte les marches du pont, exactement en sens inverse… mais en redescendant, je réalise que ce n’est pas à Vendin que je me retrouve, comme la géographie l’aurait voulu. Au-delà du point de transit, je finis par accepter l’idée qu’il est temps de partir. De “tracer”, comme on dit à l’Île Maurice. Peu importe la raison – au point où si je n’en avais pas, je m’en serais quand même fabriquée une. Si je reviens un jour à “Pont“, j’espère que le maïs aura repoussé et que les nuages seront partis.

Mes pieds choisissent de me poser ailleurs, beaucoup plus loin, au sud-ouest. Je m’échappe alors enfin de la léthargie, et le brouillard se dissipe petit à petit pour révéler des klaxons et des types qui parlent dans des langues que je ne reconnais pas. Une jungle de bâtiments qui me force à lever le nez pour les cerner dans leur entièreté. Du texte écrit partout sur les enseignes et les murs, des arbres noyés dans le béton, les éléments qui se déchaînent et s’annulent entre eux. Une piste cyclable m’accompagne, où que j’aille, alternativement sur ma droite et ma gauche. Des clones me font face, piétons comme moi, avec leurs écouteurs – le sourire en moins.

Peu de repères, aucun à vrai dire; si ce n’est le soleil qui est bel et bien le même que celui où j’ai grandi. Mais nouvelle salve de klaxons pour me ramener à la réalité. Je n’ai pas grand-chose à dire sur cette autre ville, pour le moment. Je devine simplement déjà à quel point cette nouvelle prétendante est grande, violente, et magnifique. Elle déborde de partout.

Et on dirait bien que les gens d’ici ont choisi, à l’unanimité, de troquer la Deûle pour la Seine.