Je vais bientôt avoir un autre espace pour en parler, mais il me semble important de revenir sur l’un des combats que je n’arrive pas encore à gagner: la nostalgie.

Ce qui me gêne, avec la nostalgie, c’est qu’elle se produit dans une demi-mesure vicieuse ; je déteste être nostalgique et pourtant j’y trouve un grand plaisir. Je n’ai même pas envie de me défaire de cette mauvaise habitude, tellement je redoute le vide qui pourrait créer en moi le jour où (peut-être) elle sera partie pour de bon.

Je pense que c’est vraiment ça, le terme pour la définir en premier lieu : une mauvaise habitude.


Rechuter

Remonter une conversation marquante que j’ai eu avec quelqu’un ; remonter les conversations avec une personne qui a marqué ma vie. C’est devenu un geste, un réflexe, quelque chose qui revient à la charge dans les quelques moments précieux et luxueux qui caractérisent l’ennui. Qu’est-ce que je cherche à y trouver ? Des détails, des choses que j’aurais pu rater la première fois ; il y a une semaine. Il y a trois mois. Trois ans.

J’enfile une blouse d’archéologue, je joue le rôle du détective à qui on présente une salle d’archives fascinantes, pas encore triées – et qui ne pourront plus jamais l’être – à la recherche du moindre signe, de la moindre évidence.

Mais pas de nouvelle. Plus de nouvelle. Le temps est passé et je me demande, secrètement, si cette obsession est réciproque. J’ai de sérieux doutes quant au fait qu’elle le soit, mais j’attends que l’un des concernés vienne me contredire.

Tout ça m’embête, car au final je ne suis toujours pas plus avancé sur la question : est-ce si négatif que ça ? De vouloir se raccrocher aux personnes et aux derniers mots échangés avec ? Vaudrait-il mieux profiter pendant l’instant et laisser partir les gens ensuite ?

Non, bien sûr que non; je n’ai pas envie de les oublier.

Et d’autres fois, je m’exaspère car j’ai l’impression de perdre du temps en plus de nourrir une frustration sans équivoque : on ne peut pas – je ne peux pas – passer mon temps à faire ressurgir le passé en espérant quelque chose.

Il faut avancer.


Quatre heures et-demi

À peine rentré, je n’avais qu’à m’installer sur une chaise de la cuisine et je pouvais deviner l’enchaînement d’actions qui allait suivre : ma mère allait substituer un fruit de la corbeille, ouvrir le tiroir, saisir un couteau à dents, et veiller à ce que la découpe soit précise. Que les morceaux ne soient pas trop gros pour ne pas m’étouffer avec. Pas trop petits non plus, autrement ça “ferait bizarre”.

J’avais beau réclamer des pommes à chaque goûter après l’école, je crois que je n’aimais pas vraiment ce fruit. Mais à défaut d’en raffoler, leur goût me rappelle aujourd’hui mes dix premières années de vie – lorsque j’habitais le long du canal et que nous étions tantôt dérangés par le passage d’un train, admiratifs devant de banales péniches qui transportaient de tout et n’importe quoi ; ou bien surpris par les voitures qui roulaient au-delà des 45 km/h imposés par ce pauvre panneau de signalisation.

C’est rare, une limite à 45 km/h. Ce n’est pas 50 comme en entrée d’agglomération, mais pas non plus 30 dans les zones piétonnes ou près des ralentisseurs. Non, c’est 45.


L’été, des parents et leurs enfants venaient cueillir des prunes sur l’arbre juste devant chez nous et mon père se demandait s’ils en avaient le droit. Il a toujours été très pragmatique. Moi, je jouais avec mon meilleur ami : on grimpait par-dessus la palissade qui séparait notre terrain de celui du voisin, et on jouait dans ce No Man’s Land fait de terre et de branches. Quand on en avait marre, on remontait l’escalier menant à ma porte d’entrée en se tenant à la rambarde peinte d’un vert que la rouille effaçait un peu plus chaque jour.

Je raconte tout ça pour vous aider à imaginer et dessiner le décor dans lequel j’ai grandi. À l’époque où j’attendais impatiemment l’heure du goûter. Je me refuse à dire que “c’était mieux avant”, car je pense sincèrement que ce n’est pas le cas. Il y a bien des choses formidables qui se sont produites depuis. Enfin, c’est ce que j’essaie de me dire.


Seulement, voilà. Je ne peux m’empêcher de revenir me promener le long du canal chaque été pour voir ce que devient mon ancienne maison. Ce que devient le prunier, ce que devient ma ville d’enfance. Pendant des années, rien ne changeait et tout semblait… figé, bloqué quelque part dans le temps. Je dois dire que ça me rassurait un peu.

Il y a quelques jours, avant Noël, je suis repassé par là une énième fois. Quelle ne fut pas ma surprise de voir que la rambarde d’escalier menant à la porte d’entrée a été repeinte en bleu et que toute la maison est entourée d’immenses échafaudages. Un véritable capharnaüm de métal qui n’a rien à faire là tant il fait tâche dans ce décor que je connaissais si bien, à l’endroit même où il y avait le prunier avant. Je ne reconnais plus rien.

Et j’imagine que plus personne ne prendra le temps de s’arrêter devant le prunier, l’été prochain.